15 mars 2006

Natixis ou le coup d’éclat des mutualistes

Natixis ou le coup d’éclat des mutualistes

Alors que la place pariait plutôt sur des batailles boursières, les mutualistes Caisses d’Epargne et Banques Populaires ont créé la surprise la semaine dernière en annonçant un mariage auquel plus personne ne croyait. Pendant trois mois, les deux groupes ont négocié dans le plus grand secret une opération qui doit donner naissance au numéro deux de la banque française, baptisé « Natixis ». Retour sur les origines d’un véritable rapprochement entre égaux.Le projet de rapprochement prévoit de regrouper les filiales métiers des deux groupes au sein d’une unique structure cotée, baptisée « Natixis ».C’est l’opération qui tombait sous le sens, mais qui faisait figure d’Arlésienne. Par deux fois, en 1996 et en 2003, les Caisses d’Epargne et les Banques Populaires avaient envisagé un mariage. Sans succès. Cette fois, les astres ont été favorables.

Soucieux de maintenir son groupe dans la course, Philippe Dupont, patron des Banques Populaires, a saisi la dernière occasion de s’unir à l’Ecureuil avant sa mise en Bourse. De son côté, Charles Milhaud, président des Caisses d’Epargne, n’a pas fermé la porte. Le projet a ainsi été l’affaire de deux hommes. Après des années d’hésitation, ils ont réussi à s’entendre en quelques mois pour créer un nouveau grand de la banque, Natixis. Au nez et à la barbe de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), l’actionnaire historique de l’Ecureuil, qui tente de bloquer cette initiative, pourtant bien accueillie en interne. Récit de fiançailles entre mutualistes.

La genèse du projet

Tout commence en octobre 2005, dans le bureau de Bruno Mettling. Le directeur général adjoint des Banques Populaires reçoit un énième projet de rapprochement avec les Caisses d’Epargne. Celui-ci est porté par Jean-Marc Forneri et Laurent Vieillevigne, associés de la boutique Bucéphale Finance. A croire que le moment est bien choisi. Le groupe de Philippe Dupont, qui, depuis trois ans, réfléchit à une alliance avec l’Ecureuil, craint de se retrouver dans un corner stratégique. A quelques semaines du lancement de La Banque Postale et, surtout, au moment où l’Ecureuil met en chantier sa cotation en Bourse, un mariage prend donc tout son sens. A force d’imaginer cette perspective, les deux groupes sont presque devenus des alliés naturels. Mais le temps presse, la fenêtre de tir se réduit.

Philippe Dupont se montre réceptif. Depuis des années, il cherche comment doter son véhicule coté, Natexis, d’une composante « banque de détail ». Natexis n’est en effet qu’une banque d’investissement, dont les performances sont cycliques par nature. Un seul instrument permettrait d’y intégrer un peu de banque de détail pour stabiliser les résultats : des certificats coopératifs d’investissement (CCI), déjà utilisés par le Crédit Agricole et l’Ecureuil. Mais il faut convaincre les banques régionales. Un mariage le permettrait sans doute.

Première rencontre

Les associés de Bucéphale sont aussi allés trouver Charles Milhaud, qui va s’attacher leurs services. Les deux présidents se savent prêts à discuter. Mi-janvier, ils déjeunent en tête-à-tête. Le ton est amical, mais ils se testent. Sous son air bonhomme, Charles Milhaud a la réputation d’être un malin. Philippe Dupont sait que c’est sa dernière chance de plaider pour un rapprochement, puisque son interlocuteur souhaite accélérer son processus d’introduction en Bourse, baptisé « projet K », qui doit aboutir à l’automne. A son étonnement, Charles Milhaud est plus ouvert à la discussion qu’il ne s’y attendait. Il faut dire qu’en interne le patron de l’Ecureuil est fragilisé par une enquête de la Commission bancaire. Sa gouvernance est critiquée. Et s’il tient à la cotation, il sait aussi qu’un mariage permettrait à son groupe de s’affranchir pour de bon de la tutelle de la Caisse des Dépôts.

Le courant passe. Les deux hommes rêvent du même projet : construire un grand groupe, capable de concurrencer le Crédit Agricole. A soixante-trois ans, Charles Milhaud, qui sera frappé par la limite d’âge en février 2008, veut partir sur un coup d’éclat. Il est même prêt à confier les clefs de la nouvelle entité à Philippe Dupont, de huit ans son cadet. Il sait que l’opération est à ce prix. Les deux dirigeants s’entendent sur les grands principes : le groupe devra respecter les valeurs mutualistes, être détenu à parité et coté en Bourse avec un flottant significatif. Les deux réseaux resteront séparés, sous leurs marques, mais s’appuieront sur des usines de production communes. Les synergies ne manqueront pas.

Toutefois, Charles Milhaud ne veut pas prendre de risques. Tout en discutant avec les Banques Populaires, il continue à faire avancer son projet de cotation. Au cas où. Il se met ainsi en position de force.

Les lieutenants au front

A partir de là, les discussions sont conduites par deux « lieutenants » : Nicolas Mérindol, responsable des activités de banque commerciale au sein du directoire de l’Ecureuil, et Bruno Mettling. Elles portent déjà un nom de code : « Champion ». En toute simplicité. Les deux hommes se connaissent bien pour avoir travaillé ensemble aux Caisses d’Epargne. Responsable de la planification financière et du contrôle de gestion au comité exécutif depuis juillet 2001, Nicolas a rejoint le directoire début 2002. Directoire dont Bruno, ex-conseiller de DSK, était membre depuis 1999 comme directeur des ressources humaines. Cette histoire commune sera un plus dans les discussions. Les négociateurs sont sur la même longueur d’onde.

Philippe Dupont et Charles Milhaud tiennent à la confidentialité des échanges. Natexis étant coté, Philippe Dupont s’entoure d’un luxe de précautions. Il fait signer des lettres de confidentialité aux rares collaborateurs au courant du projet. Du côté de l’Ecureuil, on redoute la réaction de la Caisse des Dépôts. Francis Mayer, son directeur général, milite en effet pour l’introduction en Bourse de l’Ecureuil. On lui prête le désir de succéder à Charles Milhaud à la tête du groupe mutualiste… un projet que viendrait évidemment contrarier un mariage des Caisses d’Epargne avec les Banques Populaires.

Mi-février, les discussions entrent dans le vif du sujet. Elles se déroulent exclusivement entre Bruno Mettling et Nicolas Mérindol, assistés de leurs directeurs juridiques, Francis Crédot et Djamel Saoudi. Aucune banque d’affaires n’est encore impliquée. Pendant trois semaines, seules huit personnes, en comptant les secrétaires, sont au courant dans les deux groupes. Les rencontres ont toujours lieu aux mêmes endroits : le Sofitel Bercy et le Méridien Porte Maillot.

L’aiguillon de la cotation

Une date joue un rôle d’aiguillon : le 22 mars. Ce jour-là, le conseil de surveillance de la Caisse nationale des Caisses d’Epargne, l’organe central de l’Ecureuil, doit décider de s’engager dans le processus de cotation. Les dirigeants des Caisses d’Epargne sont convoqués pour une journée « cotabilité » le 17 mars. Fin février, les discussions s’accélèrent. Des banques d’affaires viennent en renfort, sans prendre part pour autant aux négociations : Citigroup et Rothschild & Cie côté Banques Populaires, ainsi que le banquier Philippe Villin, qui conseille Philippe Dupont. Pour sa part, Lazard, qui planchait sur la cotation, prête main-forte aux Caisses d’Epargne. Au menu, les questions de périmètre, l’argumentaire du rapprochement, le dosage des CCI, mais pas les questions de valorisation, sujet jugé trop politique à ce stade. Rapidement, le projet prend forme. On décide d’utiliser la journée du 17 mars afin d’informer les dirigeants des Caisses d’Epargne avant le conseil du 22. Les Banques Populaires s’alignent sur ces dates pour mettre au courant les leurs et tenir leur propre conseil.

Afin de prendre le pouls du réseau, dont le soutien est essentiel, Charles Milhaud a déjà testé, mine de rien, son projet auprès de quelques « barons » de Caisses d’Epargne. Reste à prévenir la Caisse des Dépôts. Le 9 mars, il téléphone à Francis Mayer, hospitalisé à Cochin depuis un mois et demi pour une péritonite. Lequel est déjà informé. Le même jour, le rapprochement est présenté à Bercy et à Matignon. Sentant le projet éventé, les Banques Populaires décident de prendre les devants. Le 9 au soir, les avocats du cabinet Bredin Prat, qui officie pour leur compte, sont dans les bureaux de l’Autorité des marchés financiers afin d’informer ses dirigeants de l’existence de négociations et leur présenter un projet de communiqué de presse. « Le Monde » daté du 10 mars met officiellement le feu aux poudres en dévoilant une partie du schéma. Dès lors, tout le calendrier doit être avancé d’une semaine.

La Caisse des Dépôts, qui se dit mise devant le fait accompli, ne décolère pas. En urgence, un conseil exceptionnel est convoqué pour le dimanche 12 mars au siège des Caisses d’Epargne, en même temps qu’un conseil d’administration des Banques Populaires. Laissant d’abord planer le doute sur leur participation, les cinq représentants de la Caisse des Dépôts décident finalement de s’y rendre afin d’exposer leur position avant la présentation du projet. La CDC menace d’exercer son veto, même si aucune décision concrète n’est prévue avant début juin. S’estimant trahie par Rothschild, qui l’épaulait sur le projet de cotation de l’Ecureuil mais a rejoint les Banques Populaires, elle s’est ménagé les services du président de BNP Paribas, Michel Pébereau.

L’amour au grand jour

Pavillon Gabriel, lundi 13. Le Tout-Paris de la finance se bouscule à une conférence de presse censée présenter l’ouverture de négociations exclusives, mais qui ressemble déjà à un passage devant M. le maire. « Tu présentes tes chiffres… ou tu veux que je le fasse à ta place ? » L’ambiance est détendue. « Charles » plaisante avec « Philippe ». Les deux dirigeants ne boudent pas leur plaisir. A la tribune, Philippe Dupont a une pensée pour « tous ceux qui doutaient de la capacité des groupes coopératifs à être manoeuvrants dans la recomposition du paysage bancaire français ». Ils en seront pour leurs frais. Sauf si la Caisse des Dépôts parvenait à faire obstacle à l’opération.